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Les Latino-américains au Québec








Les Latino-américains au Québec (Canada): une communauté récente et fragmentée
par José Del Pozo, professeur d’histoire, UQAM.


     La présence des Latino-américains au Canada est un fait récent. Jusqu’au début des années 1960, l’immigration au Canada était composée majoritairement par des  Européens, notamment par des Britanniques et des Italiens,  à côté d’Ukrainiens (installés surtout dans l’ouest) et d’autres Européens de l’Est, comme les Hongrois, arrivés en bon nombre suite aux événements de 1956 dans ce pays. Cette situation a changé brusquement à partir de cette décennie. Une application plus ouverte des lois d’immigration (1) et l’impact des guerres civiles et des coups d’état dans de nombreux pays du Tiers-Monde, qui provoquèrent un flot croissant de demandeurs d’asile politique, firent en sorte qu’au début des années 1990 l’énorme majorité des nouveaux venus au Canada provenaient des pays non-européens. La plupart des nouveaux venus étaient des Asiatiques, mais il y a eu aussi une présence croissante de Latino-américains.

     En effet, selon le recensement de 1971, il y avait en tout au Canada quelque 30,000 personnes originaires de l’Amérique centrale et du sud; en 1991, ce chiffre était de 100,000. Comme dans le cas de la plupart des autres immigrants, les Latino-américains se sont concentrés dans les grands centres urbains: Toronto, Montréal et Vancouver. Dans cet article, nous verrons de près la situation dans la deuxième de ces trois villes, qui est la plus grande de la province de Québec (2).

     Dans cette province, la seule au Canada où le français est la langue prédominante, la présence latino-américaine a été pendant plusieurs annéees l’affaire des Haïtiens. Favorisés par le fait de parler français  et par la proximité géographique, dès les années 1960 de nombreux ressortissants de ce pays, dont plusieurs fuyaient la dictature de Duvalier, s’étaient installés à Montréal et dans d’autres villes. Arrivés au bon moment, lorsque plusieurs institutions publiques manquaient de personnel qualifié, les plus scolarisés avaient décroché de postes dans de collèges, universités et hôpitaux. Ils demeurent aujourd’hui le groupe le plus nombreux parmi les Latino-américains du Québec,  avec 37,200 représentants selon le recensement de 1991.

     À partir de 1973, ce fut au tour de l’arrivée massive des Chiliens. Avant cette date il y avait au Québec un certain nombre de personnes originaires de ce pays (remarque qui vaut aussi pour d’autres pays) mais ce fut sans doute le coup militaire de cette année qui provoqua une hausse notable de  leur présence. Les Chiliens se firent remarquer par le retentissement du coup d’état de septembre 1973, qui avait trouvé un large écho dans la presse canadienne, et par l’existence de  groupes formés en bonne partie par des syndicalistes, qui organisèrent un accueil très médiatisé aux gens en provenance du pays austral. De plus, la capacité des Chiliens à s’organiser, à envoyer des articles aux journaux canadiens, à susciter des appuis pour des manifestations contre la dictature et à participer activement dans la politique locale (3) fit en sorte que pendant longtemps ils occupèrent la première place dans l’ensemble de la population d’origine latino-américaine. De plus, du moins jusqu’à la fin des années 1980, ils étaient les plus nombreux parmi ceux de langue espagnole.
     Les autres immigrants-réfugiés latino-américains des années 1970, tels les Argentins, Uruguayens ou Brésiliens eurent droit à moins de publicité et étaient moins nombreux que les Chiliens. Ces remarques valent aussi pour d’autres tels que les Colombiens et les  Péruviens, qui provenaient de pays qui, à l’époque, ne faisaient pas souvent les manchettes.

     Dans les années 1980 les Latino-américains continuèrent d’ augmenter. D’une part, le flot des Chiliens et des Haïtiens, les deux groupes les plus nombreux, ne s’arrêta pas; de l’autre, un élément nouveau vint s’ajouter, avec l’arrivée massive des gens en provenance de l’Amérique centrale. De nouveau,  ceci s’explique par les événements politiques, puisque ce processus était le résultat des conflits armés au Salvador, au Guatemala et au Nicaragua. Ce furent les Salvadoriens qui arrivèrent en plus grand nombre, au point d’enlever aux Chiliens la première place parmi les Latino-américains hispanophones. En effet, dans le recensement de 1991(le dernier disponible) les Salvadoriens étaient 8,000 au Québec et 28,300 dans tout le Canada, alors que pour les Chiliens les chiffres étaient de 6,400 et 23,000, respectivement.

     Ce tableau d’ensemble donne un total, au Québec,  de quelque 40,000 latino-américains de langue espagnole, près de 40,000 d’Haïtiens et environ 1,000 Brésiliens, concentrés à 90% dans la region de Montréal. Si on les aditionnait tous, ceci donnerait un total de presque 100,000 personnes, soit un peu plus d’1% du total de la population du Québec (7 millions) ou de 3% si on le calcule par rapport à la population de la région métropolitaine de Montréal (3 millions).

     Mais un tel calcul ne veut pas dire grande-chose: peut-on parler de l’existence d’une “communauté” latino-américaine? Ici, la réponse doit être fortement nuancée. Il existe d’une part un certain fossé à cause de la langue: les Haïtiens parlent non seulement français, mais aussi et surtout le créole, ce qui les éloigne considérablement des Hispanophones. Dans les stations de radio et de télévision, en effet, les deux groupes ont des émissions séparées. Ensuite, même parmi les hispanophones, il existe davantage une tendance à s’organiser et à socialiser dans le cadre de la nationalité d’origine beaucoup plus qu’en fonction de la “famille” continentale. Aucune des ces associations nationales n’a eu une présence très impressionante: leur vie est généralement courte, peu d’entre elles ont réussi à avoir un local et le nombre de membres est très bas par rapport au nombre de ressortissants de chaque pays, se limitant en général à quelques dizaines de personnes -au mieux, une centaine- dans chaque cas. Les expériences  les mieux réussies ont été celles des ligues sportives, vouées à la pratique du football (“soccer” au Québec). Quant aux tentatives en vue de créer des organisations communes, elles ont donné jusqu’à présent des résultats très peu probants. Il y eut dans le passé quelques expériences de célébration d’une semaine latino-américaine mais cette initiative n’a pas eu de suite.

     Il existe cependant quelques organismes où l’on retrouve une participation conjointe. Il s’agit d’institutions crées par des Latino-américains, avec soutien financier gouvernamental (pas très généreux), pour donner de services (recherche d’emploi, assistance sociale, enseignement du français...) aux gens en provenance de ces pays. On peut aussi citer l’existence de groupes de catholiques, organisés autour d’une église commune: la mission latino-américaine de Montréal, avec service religieux en espagnol, ainsi qu’un groupe de gens du Trosième Âge, composé par des gens  de diverses nationalités. Au niveau géographique, le quartier autour de la rue Saint-Laurent et ses nombreux commerces hispaniques (Librairie espagnole, marché latino-américain, plusieurs restaurants salvadoriens, mexicains, péruviens, boulangeries chiliennes avec vente d’empanadas et de lomitos...) constitue un pôle de rassemblement informel, où l’on peut se renseigner sur les prochaines activités sociales, sportives et artistiques organisées régulièrement par les divers groupes: célébration de la Fête nationale d’un pays, des soirées dansantes... Il existe aussi un certain nombre d’hebdomadaires en langue espagnole, en format tabloïde, qui aparaissent  avec plus ou moins de régularité. Les Haïtiens ont un autre réseau d’organisations,commerces et publications.

     Au niveau matériel, il faut souligner que les Latinos n’ont pas connu une grande réussite. Au contraire: leur revenu moyen annuel, en 1991, était de seulement 17,300 dollars (canadiens), alors que le revenu moyen des Québécois était de 22,400 dollars. De plus, comparativement aux gens en provenance d’autres continents, ils étaient dans le bas de l’échelle: autant les Africains (composés surtout par les pays de l’Afrique du nord, francophones), les Européens et les Asiatiques s’en tiraient mieux , les Africains et les Européens ayant des revenus moyens supérieurs à la moyenne québécoise. Cette mauvaise situation s’explique sûrement par le haut taux de chômage des Latino-américains, qui était, toujours en 1991, de 22%, le double que la moyenne dans la province. Il faut souligner que, malgré le fait de parler français, les Haïtiens ne se portaient pas beaucoup mieux.

     Pourquoi une telle situation? Il ne faut penser que les latinos sont des gens sans préparation: leur niveau de scolarité est supérieur à celui des Québécois. L’explication se trouve probablement dans le fait que leur immigration est trop récente: beaucoup d’entre eux n’ont que quelques années au Québec et n’ont pas encore maîtrisé convenablement la langue ni appris comment trouver du travail. La preuve de ceci est que les Espagnols, arrivés dès les années 1950, ont une situation économique assez convenable. Une autre explication peut se trouver dans le fait qu’un bon nombre des Latino-américains sont ou ont été pendant des années des gens en situation de demandeurs d’asile politique, ce qui crée un contexte d’instabilité peu propice à l’intégration et à la recherche d’un bon emploi. Enfin, le fait que plusieurs soient arrivés au Québec sans l’avoir planifié, en s’accrochant souvent au rêve d’un retour rapide constituait un autre élément négatif.

     Malgré cette situation qui, espérons-le, est temporaire, plusieurs  Latino-américains travaillent dans tous les domaines et parviennent parfois à s’illustrer dans leurs spécialités. Dans les arts et les lettres il convient de mentionner le cinéaste colombien Gerardo Gutiérrez, les comédiens chiliens Nelson Villagra et Manuel Aránguiz, et les romanciers Sergio Kokis (Brésilien) et Émile Olivier (Haïtien). La chilienne Marilú Mallet s’est faite connaître à la fois comme cinéaste et écrivaine. À la télévision, un autre Chilien,  Patricio Henríquez, a connu une carrière importante comme réalisateur de reportages. Ces personnes ot fait carrière dans le milieu québécois, en sortant de la mouvance strictement ethique. Dans les activités académiques, plusieurs sont ceux qui enseignent dans des écoles ou dans des universités. Le plus connu parmi ces derniers est sans doute l’Argentin Mario Bunge, professeur de Philosophie des sciences à l’Université McGill (4). En politique, le Chilien Osvaldo Núñez est devenu le premier hispano-américain à être élu député au Parlement fédéral, comme  représentant d’une circonscription dans le nord de Montréal. Enfin, dans les affaires, une famille colombienne, les Aguilar, a crée une agence de voyages qui compte plusieurs filiales.

     Les Latino-américains constituent donc un groupe particulier. D’implantation assez récente, leur image est encore celle de gens plutôt pas très fortunés, poussés à l’immigration pour des raisons souvent politiques. Malgré leur nombre, leur manque d’unité les a empêchés de réaliser des projets communs qui pourraient leur donner davantage de visibilité, à l’instar des Portugais ou des Ukrainiens, qui se sont dotés d’institutions biem impantées (banques, centres communautaires...).
En ce qui concerne leur avenir, il faudra attendre encore des années pour qu’ils réussissent mieux au niveau matériel et pour qu’ils décident si leur nouvelle destination est celle qu’ils souhaitent ou celle qui leur est tombée à cause des circonstances. Ce processus sera sûrement davantage l’affaire de la deuxième génération, qui pourra en profiter pour connaître un meilleur sort que leurs parents. L’avenir dira si ce processus d’intégration se fera au détriment ou avec la conservation de la culture d’origine, particulièrement cette de la langue



(1) Jusqu’à la fin de la Deuxième guerre mondiale, le Canada pratiquait une politique d’immigration restrictive, ne laissant entrer que très peu de gens de couleur ou métissées dans son territoire.

(2) Si je limite cet article au Québec c’est en partie à cause de la spécificité culturelle de cette province, qui constitue un cas particulier au Canada, et parce que le régime fédéral de ce pays a permis au Québec d’avoir leur mot à dire dans la sélection des immigrants.

(3) Il est intéressant de remarquer que plusieurs Chiliens,contrairement à l’énorme majorité des immigrants, ont manifesté leur appui à la tendance indépendantiste au Québec

(4) Il existe au Québec une importante minorité anglophone, qui dispose à Motréal de deux universités dans langue anglaise: McGill et Concordia.